Hugues Reip

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Interview

about the exhibition of the 30th anniversary of Frac in France
with Anne Alessandri, Chief Curator of Heritage, Director of Frac Corse

Anne Alessandri
Dès que le projet a été défini pour les Trente ans des FRAC(s) que chacun d’entre eux propose, à un artiste le commissariat d’une exposition, c’est à toi que j’ai pensé. Tu connais la collection, tu as eu plusieurs occasions d’en appréhender le contexte… Ce devait être aussi assez naturel pour toi d’accepter cette proposition puisque tu n’as pas hésité, ni même posé trop de questions…

Hugues Reip
Comme tu viens de l’évoquer, je connais assez bien la collection, nous nous connaissons bien également et il s’agit de la Corse. Cela faisait trois bonnes raisons d’accepter sans poser de questions !! ☺
Mais plus sérieusement, c’est un exercice passionnant d’avoir à puiser dans les réserves et de fabriquer son exposition idéale en ayant à disposition une telle quantité d’œuvres de qualité !


AA
Je n’envisageais pas en effet un refus de ta part et ta réaction positive allait de soi ; je n’envisageais pas non plus ce projet autrement que comme une aventure et pour le FRAC Corse tu es le bon partenaire. Dans ton travail il y a cette dimension très aventureuse et poétique de la pensée mais aussi une interprétation toujours surprenante du rapport à la nature, à l’univers. Tu es cet être qui se promène en éveil, qui capte du réel toute sa concrétude jusqu’à la trivialité et qui reste étonné de cette rencontre… Comme une première fois.

HR
Je ne sais pas quoi répondre à tant de compliments… je pense que la notion d’étonnement est celle qui doit rester le plus longtemps activée dans le travail et la carrière d’un artiste. En fait je crois qu’il faut continuer toujours à se surprendre soi-même, à emprunter des chemins différents, à expérimenter. Comme un travail de laboratoire. En ce sens, « faire de l’art » peux se rapprocher du travail de chercheur, essayer, rater, recommencer, être surpris, et parfois arriver à un heureux résultat.


AA
J’aime beaucoup ce que tu fais de l’idée de la beauté comment elle est à la fois revue et interprétée avec malice. A ce que tu en sais, tu ajoutes les signes et les formes usitées d’aujourd’hui les flyers les images de synthèses. Tu es un artiste cultivé cette curiosité elle n’est pas que « du moment ». C’est ce qui donne à tes œuvres qui semblent parfois légères ou effleurant des domaines, une densité que les moyens que tu emploies sembleraient contredire. Il y a de la gravité dans ton œuvre mais le dandy que tu es a l’élégance de ne pas insister.

HR
J’aime bien l’idée qu’évoque Umberto Ecco (1) à propos de la beauté en citant Xénophane de Colophon :
« Oui si les bœufs et les chevaux et le lions avaient des mains et pouvaient, avec leurs mains, peindre et produire des œuvres comme les hommes, les chevaux peindraient des figures de dieux pareilles à des chevaux, et les bœufs pareilles à des bœufs, bref des images analogues à celles de toutes les espèces animales »
Voilà une vraie notion de la beauté, quelque chose qui appartient à chacun de manière générale et à tout le monde de manière particulière. Il nous faut donc encore activer notre curiosité, l’aiguiser et permettre à nos intuitions de se révéler dans différents domaines, de la gravité, de l’ironie, de l’absurde, de l’abstraction ou de la figure. Comprendre le(s) monde(s).


AA
On emploie souvent l’expression donner ou apporter un éclairage. C’est une métaphore tellement courante qu’on ne sait pas trop ce qu’elle signifie. Avec ton exposition, les signes sont tangibles ; ils deviennent formes. Et ces formes sont parfois très mystérieuses… elles sont la matérialisation de points de vue qui ne peuvent pas être uniques…

HR
En fait, tu l’évoquais un peu plus tôt, mon goût pour les signes, les significations, m’ont amené à construire cette exposition sous plusieurs angles, mais avec une seule idée. Celle de la matérialisation du fugace. En effet, cette notion de mettre en lumière est très présente dans l’exposition.
La genèse de ma réflexion fût un petit essai de E.H.Gombrich (2) qui traite des ombres portées :
« Il suffit de regarder autour de soi pour remarquer les ombres projetées par les objets sur les surfaces environnantes, aussi bien en plein jour qu’à la lumière artificielle. Ces ombres peuvent s’estomper, mais jamais disparaître tout à fait… »
J’ai évidemment pensé également à la fameuse allégorie de la caverne par Platon qui préfigure les faux-semblants et le cinématographe !
Puis, lorsque le choix du titre de l’exposition s’est arrêté sur celui de la pièce éponyme de Maurizio Nanucci, Nessun oggetto e’innocente (aucun objet n’est innocent) qui de surcroît est un néon et donc projette de la lumière, je me suis dis que je tenais quelque chose.
Ma décision de figer les ombres portées des œuvres dans du caoutchouc noir est donc née de toutes ces réflexions. Une façon de rendre tangible l’immatériel et de révéler l’existence double des ces œuvres, de « positiver leur négatif ».


AA
L’ombre et les ombres ont inspiré des artistes, des écrits; Michel Gauthier en donne des références précieuses dans son texte Notes sur la projection des ombres et la révolution des manège (3); il écrit : « Si l’ombre retient Reip c’est que c’est une réalité précaire ». Pour l’exposition au FRAC, le dispositif que tu as conçu est en effet loin d’être uniquement scénographique … il installe un climat de fantaisie et d’incertitude.

HR
J’aime beaucoup l’idée de réalité précaire. Et j’aime aussi beaucoup la fantaisie et l’incertitude. Je n’ai en fait jamais pensé à une scénographie, je laisse cette discipline à ceux dont le métier est de construire des ambiances théâtrales. Ce qui m’intéressait était plutôt une forme de dispositif physique qui renvoie à un dispositif mental. En fait il s’agit d’accompagner les œuvres et de rendre visibles ce qui émane d’elles, en l’occurrence leurs ombres. Ou, comme diraient mes camarades Jedi, leur côté obscur…


AA
Dans son livre Ombres portées (4) , Gombrich fait une remarque qui fait penser à ton travail sur les ombres : « Mais on sait, dit-il, qu’il est possible de manipuler les ombres pour faire apparaître des choses qui ne sont pas là. Tous ceux qui ont joué dans leur enfance à imiter avec leurs mains un lapin remuant les oreilles comprennent de quoi je veux parler » dans ces propos il mêle, comme tu le fais, le grave au ludique.

HR
Oui évidemment ! Il y a depuis toujours un côté grave et ludique dans l’utilisation des ombres.
Grave chez Platon par exemple, car il s’agit quand même d’esclaves enchaînés depuis leur plus tendre enfance auxquels il fait allusion (illusion ?) dans son allégorie. Mais Il y a aussi la lanterne magique permettant de faire naître le surnaturel d’une simple bougie. Avec les ombres il y a danse, même si parfois elle est macabre.


AA
Pour parler plus précisément de l’exposition, le principe étant de faire œuvre du travail de commissaire n’as-tu pas craint que les artistes dont tu as choisi les œuvres réagissent de manière disons « inattendue » à ta proposition ?

HR
Si, bien sûr j’y ai pensé… mais je ne pense pas que dans mon esprit il s’agisse de faire œuvre. Une fois encore, mon propos était de « poser » les sculptures, photos, ou peintures sur leurs propres ombres, que ces dernières servent de socles, de cimaises. Ce que j’ai hâte de voir c’est comment les « vraies » ombres des objets éclairés lors de l’exposition vont jouer avec les « fausses » que j’ai matérialisées. C’est vrai que j’instrumentalise un peu plus que d’habitude les œuvres exposées, et j’ai conscience que cela suppose que leurs ombres ainsi concrétisées puissent « faire partie » des œuvres. Mais comme je fais subir le même traitement à tout ce qui est montré, on verra vite que cela est un dispositif. Aucun objet n’est innocent.


AA
Cet exercice de commissaire que tu as déjà pratiqué, est un peu l’équivalent de ton travail « d’inventeur de bande-son » comme le nomme Hans Ulrich Obrist (5).
Comment t’es-tu décidé pour un choix d’œuvres ? Est-ce qu’il te semble significatif de la collection ou d’un de ses axes en particulier ?


HR
Ce n’était pas facile de faire un choix… mais je crois qu’inconsciemment, j’ai mis l’accent sur les œuvres les plus conceptuelles de la collection, laissant de côté les plus figuratives. Comme si le principe que j’ai adopté pour les montrer devait être aussi un concept plus qu’une scénographie.
D’autre part, dès qu’une ombre est projetée par un objet figuratif elle devient le lapin sur le mur… et je pense que je voulais éviter cette analogie.


AA
L’ombre c’est l’œuvre de l’œuvre ?
Au fond ce dispositif renvoie aussi à tes œuvres de fiction cosmique et poétique. Je pense bien sûr à La tempête. C’est le soleil qui fait l’ombre, la lumière artificielle est un artefact. N’est-ce pas faire semblant de jouer au tout-puissant que d’inventer un cosmos, quelque chose de précaire mais qui recèle autant de magie que d’angoisse ?


HR
Même pour faire semblant, loin de moi l’idée de jouer au tout-puissant ! Il y en a bien assez, malheureusement, dans le monde.
Pour La Tempête, le héro c’est l’éclair. L’apparition naturelle la plus fugace et la plus violente.
Il y a une énergie incroyable dégagée (100 millions de volts) pouvant atteindre la vitesse de 100 000 km/s et dégageant une chaleur de 30 000 °C (soit 5 fois celle de la surface du soleil).
Tu peux imaginer que cela m‘intéresse ! J’en ai même fais une version sous la forme de néon.
Un éclair en arrêt sur image.
Mais bien sûr, et là tu as raison, il est aussi question d’ombre ou plutôt comment un éclair perfore l’ombre. Et là on rejoint la photographie et les plaques sensibles. Voilà pour la magie.
Pour l’angoisse, j’ai en tête les ombres des personnes pulvérisées par l’explosion de la bombe à Hiroshima dont l’ombre s’est littéralement imprimée sur les murs proches de l’épicentre. Comme si leur âme avait résisté. Larguer un tel objet de dévastation, ça c’est jouer au tout-puissant.



AA
L’œuvre de Maurizio Nannucci a une présence, un effet lumineux physique et mental que tu optimises. Cette phrase NESSUN OGGETTO E’ INNOCENTE est autre chose que l’énoncé d’un principe c’est plutôt la révélation d’un fait comme s’il était simple et évident. Or il ne l’est pas. Nannucci parle de l’art…de tout Et puis il y a la vidéo de Johanna Billing. Une chorégraphie de gestes simples et précis. On assiste au déménagement d’un appartement par un groupe de jeunes gens concentrés, presque silencieux, qui emballent, déplacent les objets, leur font quitter les lieux…

HR
Penser ce fait généralement en silence.
Je crois que ces deux œuvres parlent de la même chose. De déplacement. De sens ou physique.
Tout mon travail repose également sur ces notions.
Pour paraphraser un célèbre slogan, « What you see IS NOT what you get ».


(1) Histoire de la Beauté, sous la direction d’ Umberto Ecco, Ed. Flammarion, 2004
(2) + (4) E.H.Gombrich, Ombres Portées, Ed. Gallimard, 1996
(3) + (5) Hugues Reip, Ed. Villa Saint Clair, 2011


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