Hugues Reip

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Eloge de l'intercurrence

Michel Gauthier
In Catalogue "Comment s'appelle la partie immergée de l'iceberg ?",
Montreuil: La Maison populaire, 2003, p.7-9 (Fr),
à propos de l'exposition CQFD à La Maison Populaire à Montreuil en 2002.

Visible depuis la rue, un écran montre un curieux dessin animé d’environ deux minutes, diffusé en boucle : Overdrive(2001) de Hugues Reip. De petites formes colorées faisant songer à des amibes y connaissent de multiples destins. Deux d’entre elles, une bleue et une jaune, semblent tenter de parcourir tout le périmètre de l’écran mais quittent cette trajectoire en chemin pour se dilater et envahir la presque totalité du champ. D’autres se télescopent ou vont percuter les bords du quadrangle pour y rebondir, quand elles n’éclatent pas en myriades de points. Certaines s’assemblent parfois en constellations de cercles concentriques vite évanouies. Bref, de nombreux événements plastiques animent ce film, visible aussi d’ailleurs à l’intérieur de la salle d’exposition, au verso du même écran. C’est de la sorte, qui se livre, une manière d’abstraction en mouvement, dans un geste marquant le refus d’une conception purement spatiale de la peinture, qui reconduit notamment vers l’œuvre d’un Oskar Fischinger Avec The Halo (2000), Reip utilise directement un dessin animé de Fischinger, sans toutefois le donner à voir, puisque seules sont visibles les projections lumineuses que fait sur un mur vers lequel il est tourné un téléviseur diffusant ledit film – la musique d’origine étant, elle, audible.
Avec une pièce comme Overdrive, le temps est délibérément entré dans le jeu pictural. À ces images d’une abstraction diachronique se conjuguent des sons, en provenance de la bande originale conçue par Louis et Bebe Barron pour Forbidden Planet (1956), minimaliste film de science-fiction de Fred McLeod Wilcox – une espèce de Bérénice du genre. Ces sons se révèlent doublement actifs. D’une part, ils accompagnent les péripéties de l’animation en conférant aux images ce je ne sais quoi de scientifique, sinon de robotique, qui est l’une des faces, souvent dissimulées, du modernisme pictural – ainsi, au temps qui est celui du déroulement du film s’ajoute le temps, futur, du récit d’anticipation. D’autre part, leurs différences de volume déterminent les réactions de l’œuvre située de l’autre côté de la salle.

En effet, les dix projecteurs halogènes alignés sur toute la longueur du mur le plus éloigné de l’écran ont la particularité d’être phono-sensibles. Leur intensité s’accroît avec le volume sonore environnant. Parmi les sources sonores susceptibles d’activer la pièce de Véronique Joumard, il y a donc Overdrive et son électronique musique. Mais ce n’est pas la seule : moteur pétaradant de véhicule passant dans la rue, claquement de talons ou de portes, toux et autres éclats de voix peuvent, l’espace d’un instant, nous éblouir. C’est du reste l’un des sûrs attraits de la pièce de Véronique Joumard que d’ainsi mettre en concurrence l’interaction entre deux œuvres et celle entre une œuvre et le réel non artistique. Cette Ligne de lumières (2001) est une pièce d’ambiance, dans le double sens de la formule, puisque, d’une part, elle réagit à l’ambiance sonore du lieu et que, d’autre part, elle détermine en partie l’ambiance lumineuse de celui-ci. De la même façon que, dans Forbidden Planet, il y a transformation de l’énergie psychique en force matérielle (et l’inconscient en profite pour faire des siennes, meurtrières d’ailleurs), avec Ligne de Lumières, c’est l’intensité sonore qui se fait lumineuse. Et, comme dans le cas du produit filmique, la réalité opérale qui résulte de cette mutation s’inscrit dans le temps. L’œuvre ne saurait se livrer tout entière en un instant donné ; elle ne constitue plus un phénomène stable mais constamment évolutif. Cette instabilité se redouble même d’une duplicité statutaire : l’œuvre, on l’a vu, reçoit et émet ; et les projecteurs en ligne sont tout à la fois des objets à regarder, placés qu’ils sont à hauteur d’œil, et des instruments qui permettent de regarder, dardant leurs rayons sur l’alentour Sur le thème de la défocalisation, lié à cette duplicité, dans le travail de Véronique Joumard, je me permets de renvoyer à mon étude « Blind Test », Art Présence n° 41, 2002, pp. 26-31.

Cet alentour, une troisième pièce l’occupe : La petite galerie des glaces (2002) de Simone Decker. En effet, au milieu de la salle d’exposition, entre Overdrive et Ligne de lumières, une structure multiforme prend place. Elle est composée de quatre grands angles identiques pouvant librement pivoter à 360° autour de poteaux allant du sol au plafond. Ces éléments angulaires sont faits d’un aggloméré recouvert, sur le côté rentrant de l’angle, d’une courbe mosaïque de miroir – un matériau qui avait déjà connu son heure de gloire avec tel grand tableau de John M Armleder qui l’utilisait (Sans titre, 1992). Les quatre éléments peuvent être orientés de sorte à totalement fermer un espace à l’intérieur duquel une ou plusieurs personnes peuvent se tenir. Ils peuvent également être agencés de façon à marquer deux axes de déambulation, à ouvrir deux passages dans l’espace d’exposition, dont l’un irait d’Overdrive à Ligne de lumières. Ce sont donc de multiples situations qui peuvent survenir, selon les désirs du public, autour de trois oppositions cardinales : celle de l’intérieur et de l’extérieur – vous pouvez être, en effet, dans ou hors de la structure ; celle du fermé et de l’ouvert – la structure peut être totalement ou partiellement ouverte, totalement ou partiellement fermée, et vous pouvez être à l’intérieur ou à l’extérieur d’une structure totalement ou partiellement ouverte ou fermée ; celle de la pauvreté de l’aggloméré brut et de la richesse de la mosaïque de miroir – richesse qu’exaltent les faisceaux de lumière dispensés par les projecteurs halogènes, quand la mosaïque s’offre à eux. Pareille pièce peut faire penser aux Quatre panneaux de Verre (1967) de Gerhard Richter. Eux aussi, mais sur un axe horizontal et en jouant de la transparence, pivotent ad libitum à 360°. Cependant La petite galerie des glaces a un projet tout autre : non pas permettre au public de convertir le réel environnant en œuvre d’art, c’est-à-dire en autant de tableaux que le permet la libre rotation des panneaux de verre ; mais permettre que soit donné un objet à telles pulsions du public relatives à certains archétypes d’organisation spatiale. Toutefois, si, sous l’emprise de quelque narcissique pulsion, vous choisissez d’être à l’intérieur de la structure en position fermée, face au miroir, une déception est à craindre. Nul espoir d’un parfait face à face avec vous-même : la mosaïque de miroir ne restitue qu’une image éclatée, trouble. De la même façon, les trois miroirs de surveillance disséminés par Véronique Joumard dans le lieu d’exposition ne sauraient fonctionner comme de parfaits auxiliaires du narcissisme en raison des déformations que leur convexité impose aux reflets. Si vous vous placez à l’intérieur de La petite galerie des glaces quand elle est close, vous êtes en fait comme au dedans d’une boule disco qui aurait été retournée comme un gant. Vous aviez vu la miroitante planète dans le ciel des fiévreuses fêtes du samedi soir ; au terme d’un curieux voyage, vous vous trouvez désormais en son cœur – tout s’étant passé comme si la centrifuge force décorative de la boule à facettes s’était muée en une force centripète dont vous seriez devenu le pôle gravitationnel.

Ligne de lumières est sensible aux sons d’Overdrive et peut illuminer la mosaïque de La petite galerie des glaces. Les aventures des amibes sur l’écran de Hugues Reip sont visibles comme un écho d’autres événements plastiques se produisant dans le contexte : la fluctuation des lumières, leur éclat et la décomposition des images sur les miroirs en morceaux, etc. Interaction des œuvres entre elles et de celles-ci avec le public ou le monde extérieur, mise en abyme de l’une par l’autre ou du commerce de l’une avec l’autre – voilà ainsi activées quelques-unes des dimensions qui distinguent, aujourd’hui, le fait expositionnel. Ce qu’il fallait démontrer.





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