Hugues Reip

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Les mouvements du cœur

Fabio Viscogliosi, janvier 2010
Come close, close your eyes and be still
Don’t talk, take my hand and listen to my heart beat
Listen, listen, listen.
BRIAN WILSON, Don’t Talk (Put Your Head on My Shoulder), 1965. (1)

La main se porte souvent où nous ne l’envoyons pas, dit-on, et les plus belles rencontres sont toujours fortuites. Je me souviens très bien du jour où j’ai découvert cette mystérieuse installation, sobrement intitulée 11-18 : c’était un jeudi, en fin d’après-midi, dans les profondeurs d’un musée en pierre, voici une quinzaine d’année. Plusieurs éléments de bois – portes, cloisons colorées et panneaux de bric et de broc – étaient disposés au sol, étendus pour le compte, sagement rangés les uns contre les autres, tout comme les pièces dans une de ces vieilles boîtes de construction de JeuJura. L’ensemble formait une immense marqueterie assoupie, mais semblant attendre un signal pour aussitôt se défaire et s’élever à nouveau. Et de fait, sur un simple écran en toile dressé à l’aplomb, ces mêmes éléments menaient un ballet curieux, se mouvant par la seule magie d’une animation minimale. Contre toute attente, les pièces bougeaient et s’assemblaient, esquissant une architecture penaude, à peine une cabane, tentative précaire et vouée à un effondrement prochain. La scène avait été filmée en vidéo et en couleur, sur le toit d’un immeuble à Marseille. Par tranche de 4 minutes, elle se répétait à l’envi. Un cartel fixait le nom de l’artiste, que je découvrais à l’instant: Hugues Reip.


* Géométrie

Dans leur indécision à choisir une position – couchés ou debout ? – les « personnages en planches » de 11-18 me rappellent immanquablement les habitants de Flatland, le « monde plat ». Précisons : Flatland (2) est le titre d’un roman d’anticipation écrit par Edwynn A. Abbott en 1844. Il narre les aventures géométriques d’un modeste Carré qui rêverait de connaître la troisième dimension. Ce Carré est insoumis, ses pensées affluent et défient la raison. Chanceux, il sera initié au relief par une Sphère. Voici les premières phrases de ce livre :
« Prenez patience, car le monde est vaste et large. Imaginez une immense feuille de papier sur laquelle des lignes droites, des triangles, des carrés, des pentagones, des hexagones et d’autres figures, au lieu de rester fixes à leur place, se déplacent librement sur ou à la surface, mais sans avoir la faculté de s’élever au-dessus ou de s’enfoncer au-dessous de cette surface, tout à fait comme des ombres – à cela près qu’elles sont dures et ont des bords lumineux – et vous aurez une idée assez exacte de mon pays et de mes compatriotes. »
Aujourd’hui, j’ignore si les compatriotes d’Abbott sont nombreux, mais j’imagine que Hugues Reip en fait volontiers partie. Certaines pages de Flatland semblent avoir été écrites spécialement à son adresse. Au hasard, cette question, page 36 : « À quoi ressemble un cercle vu de profil ? »


* En sandwich

Sur l’écran de mon ordinateur (aussi plat que le Flatland), je regarde plusieurs reproductions de ses travaux – dessins, sculptures, films animés, ombres chinoises, néons, magnets, petits théâtres. Hugues Reip opère souvent par inversion, contrariant la nature des objets dont il s’empare. La logique y est prise à rebours, ou en sandwich, c’est comme on veut. Très souvent, par exemple, ce qui est en volume s’aplatit. Ce sont les dix-huit petites fleurs d’Eden (2003), reproduites en immenses figures planes et présentées calmement dans l’espace. On songe à un herbier géant. Un traitement similaire s’applique aux Cailloux (2007), ou encore aux champignons délicatement découpés du Mushbook (2008). Leur platitude en renforce le caractère éminemment poignant, et fragile. Tous pourraient s’évanouir et se dérober à la vue, d’un moment à l’autre. Ou d’un simple claquement de doigt, telle une apparition entre les mains du prestidigitateur Robert-Houdin.


* Corne d’abondance

Au milieu du XIXe siècle, Jean-Eugène Robert-Houdin (1805-1871), horloger de métier, débarrassa la magie de tout son vieil attirail – incantations, chapeau pointu et tunique parsemée d’étoiles –, pour la transformer en ce qu’il nommait « l’art de la prestidigitation ». Il apparaissait sur scène ganté de blanc et vêtu d’un smoking préfigurant celui de Mandrake (3) . Par-dessus tout, Robert-Houdin aimait les fleurs, les enfants et le souffle de l’air dans une corne d’abondance. Il perfectionna de nombreux numéros où le merveilleux se mêlait à l’art mécanique. Il agrémenta sa vie comme sa maison, équipée de toutes sortes d’inventions farfelues. On lui doit également plusieurs ouvrages tels que L’Art de gagner à tous les jeux. Quelques années après sa mort, la veuve de son fils vendit finalement son théâtre d’illusion (assorti de dix automates fabriqués par le maître) à Georges Méliès en personne, grand admirateur de l’œuvre de Robert-Houdin. Aussi longtemps que possible, Méliès conserva soigneusement les automates qu’il incorporait en ouverture à ses propres programmes.


* Fantaisie

Par un tour de passe-passe temporel, c’est Méliès lui-même qui réapparaît en 2008, dans Fantaisie, le film d’animation élaboré par Hugues Reip à partir des nombreux dessins inédits laissés par le réalisateur. On y retrouve des images clefs : un cheval au galop, des champignons, une clairière, des rochers, une souche, la planète Saturne, l’écorce d’un arbre, un espadon traversant le ciel, tous emportés dans une prodigieuse farandole. La boucle est bouclée, et la chronologie chamboulée. Robert-Houdin pourrait être fier de ses « rejetons ». Dans ses mémoires, Une vie d’artiste (4), je déniche cette définition qui correspond bien à chacun d’eux : « Je voulais, enfin, présenter des expériences nouvelles dégagées de tout charlatanisme, et sans autres ressources que celles que peuvent offrir l’adresse des mains et l’influence des illusions. »


* Douceur

Selon Clément Rosset, « l’illusionnisme philosophique consiste à annoncer le sens sans le montrer, de la même manière qu’un illusionniste amène ses spectateurs à voir un objet absent par simple puissance de suggestion. » (5)
Bien entendu, l’illusion se produit en catimini, par glissements successifs. Ces dérapages contrôlés sont furtifs. Ils se nichent dans l’ombre, l’écho ou les reflets du monde, comme la sueur est nichée au creux de la peau. À sa manière, l’illusion est tout entière une apologie de la douceur.


* Magnétisme

De l’illusion au leurre, il n’y a qu’un pas. Hugues Reip le franchit souvent, comme avec Up, un film de 1’32” réalisé en 1996, un de mes préférés, peut-être. À première vue, des objets épars se rapprochent, soumis au magnétisme d’un vieux pick-up positionné au centre de la pièce. Leur progression est lente et saccadée. On songe aux prémices du cinéma d’animation, aux films de Norman McLaren, tournés patiemment image par image. Mais il n’en est rien. Il s’agit d’un trucage : l’action a lieu en temps réel, les objets sont rattachés à l’axe du pick-up par des fils invisibles. Par entropie, le mouvement s’accélère et ils viennent s’enrouler et se tordre sur le plateau, comme fous d’amour pour lui. On comprend, en dernier lieu, que l’on vient d’être victime d’une mystification. Il ne faut voir là aucune provocation, ni désir de choquer. Ces phénomènes s’accomplissent malgré eux, en douceur, à leur corps défendant. On peut dire qu’ils n’ont pas le choix. En poussant le bouchon plus loin, on peut même y voir la possibilité d’un certain réconfort, une forme sans cesse renouvelée de plaisir.


* Frottements

Un matin, au téléphone, parlant de la musique de SPLITt – le groupe qu’il compose depuis des lustres en compagnie de Jacques Julien –, Hugues m’explique : « Tu sais, notre son, c’est un peu de la gaufrette ! »
J’écoute leurs chansons – Climb on My Room, Sandwich, Miaout, Hein ?, Dysfunction Me– et je comprends ce qu’il veut dire. On y devine le souffle de l’appartement où elles sont enregistrées, au ras de la moquette, avec trois fois rien : une guitare sans amplification, la boîte à rythme d’un synthétiseur de poche, des bruits, des frottements et des voix. Cette musique a les vertus d’un vinyle crachotant ou d’une maquette en papier Japon. Mais on aurait tort de l’opposer, au hasard, à la magnificence des harmonies des Beatles ou aux arrangements maniaques d’un Brian Wilson. Dans un cas comme dans l’autre, tout y est réglé au millimètre. Mieux : en dépit des apparences, ces musiques se rejoignent dans leurs extrêmes.


* Gaufrette

D’après le dictionnaire Larousse, une gaufrette est une « petite gaufre sèche ». On peut prolonger cette modeste définition en ajoutant qu’une gaufrette est une architecture complexe qui cache bien son jeu. En surface, un léger relief trace des motifs géométriques qui inspirent le respect. Mais chacun sait qu’il suffit de presser légèrement dessus pour qu’aussitôt elle s’effrite, se réduise en miettes. La gaufrette appelle ce destin, et avec lui notre doigt et nos dents. Tout est affaire de tentation. Elle n’existe qu’à travers ce paradoxe : sa faiblesse est aussi sa force.


* Témoins fossiles

Cette esthétique de la gaufrette, c’est aussi le fameux « presque rien » du bricolage. Dans son livre La Pensée sauvage (6) , Claude Levi-Strauss établit un parallèle inédit : « Le propre de la pensée mythique, comme du bricolage sur le plan pratique, est d’élaborer des ensembles structurés, non pas directement avec d’autres ensembles structurés, mais en utilisant des résidus et des débris d’événements : “odds and ends”, dirait l’anglais, ou, en français, des bribes et des morceaux, témoins fossiles de l’histoire d’un individu ou d’une société. » Et il complète : « Le bricolage aussi opère avec des qualités “secondes”. Cf. l’anglais “second hand”, de seconde main, d’occasion. »


* Paravent

Les occasions sont nombreuses, infinies. En vrai bricoleur, Hugues Reip ramasse, collecte, archive. Ses collections s’alignent sur de précieuses étagères, collections de minéraux, de photographies, de fleurs, de magazines scientifiques, archivages d’images et de croquis rococo. Mais bricolage est encore un terme paravent, pudique. Il masque la réalité patiente du travail. On devine les coutures fantasmagoriques d’un film comme La Tempête (2007), mais on aimerait percer les mystères de l’atelier, les tracés minutieux au pistolet, avec l’odeur de la colle et le tire-ligne en prime.


* Affinités

Il avance par rebonds, et par affinités, cite volontiers ses sources, cache peu. Parmi les amis probables : Emile Cohl, Joseph Cornell, Elzie Segar, Öyvind Fahlström, Rube Goldberg, Akira Kurosawa, Louis et Bebe Baron, The Tinklers, Étienne-Jules Marey, Buster Keaton.


* Courant d’air

Buster (2000), une série de sept clichés en noir et blanc, chronophotographies de fortune où l’on découvre un homme en costume, chapeau à la main. Cet homme – le titre ne s’en cache pas –, c’est Buster Keaton, saisi pour toujours dans sa course folle, le long d’un large trottoir de New York. Le flou des images en dit long sur la vitesse du travelling. Mais où court-il ?


* Les lois de la nature

Reprenons : dans The Cameraman (7), tourné en 1928, Buster Keaton reçoit un coup de téléphone de Sally, la fille dont il est tombé amoureux. L’action se situe au milieu du film, un dimanche matin. Sally appelle pour lui proposer un premier rendez-vous. Buster n’en croit pas ses oreilles, à tel point qu’il se précipite dehors, arrachant le combiné malgré lui, et court rejoindre Sally à l’autre bout de la ville. Il court comme peut-être jamais personne n’a couru auparavant. Il longe les trottoirs, traverse les rues, croise un policier, un bus. Il manque se faire écraser, il zigzague, dérape. La ville grouille, elle est lumineuse, et Buster la traverse d’un trait. Il court, le buste droit, la tête en arrière, le poing serré sur son chapeau. À l’autre bout du fil, Sally se demande soudain où il est passé, et finalement raccroche. Lorsqu’elle se retourne, elle tombe nez à nez avec Buster, qui s’excuse : « Je suis peut-être un peu en retard… » Son corps a soudain retrouvé son calme, il ne trahit aucun essoufflement, aucun effort. Sally croit à une apparition ou à un tour de magie. Car Buster semble défier les lois de la nature.


* Les mouvements du cœur

Selon moi, Buster Keaton est un agent double : la fixité de son visage s’oppose radicalement aux mouvements de ses jambes. « L’homme qui ne rit jamais », tel qu’on l’a parfois surnommé, se résume tout entier dans cette combinaison impossible : un éclair en arrêt. Je pense bien sûr à cet autre Éclair (2005), lui aussi foudroyant pour toujours. Par analogie, tous deux m’évoquent ce tumulte du cœur que l’on nomme extra-systole, ce trouble du rythme cardiaque qui donne parfois la sensation à celui qui en est victime que, brusquement, son cœur s’arrête. Une fraction de seconde qui semble alors une éternité. Puis il repart et, pour compenser, le cœur frappe un coup plus fort. Les vignettes de Buster Keaton figé dans sa course, épinglé par Hugues Reip, sont chacune, à leur manière, des extra-systoles qui viennent en écho appuyer notre conscience de l’instant présent. Ce que l’on perçoit dans Buster, comme dans la plupart de ses pièces, ce sont tout simplement les mouvements de nos cœurs, pompant à l’unisson.


(1) The Beach Boys, Pet Sounds, Capitol Records, 1965.
(2) Edwynn A. Abbott, Flatland, Denoël, « Présence du futur ».
(3) Mandrake le magicien, personnage de bande dessinée créé par Lee Falk et Phil Davis en 1934.
(4) Jean-Eugène Robert-Houdin, Comment on devient sorcier, Omnibus.
(5) Clément Rosset, Le Réel, traité de l’idiotie, Les Éditions de Minuit, 1977.
(6) Claude Lévi-Strauss, La Pensée sauvage, Plon, 1962.
(7) The Cameraman, réal. Edward Sedgwick, coproduit par Buster Keaton et MGM en 1928.


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